Éditorial :
En 1786, le philosophe anglais Jeremy Bentham publia un petit ouvrage de 56 pages, Le Panoptique. Il y décrit une prison idéale construite selon un principe révolutionnaire : un gardien dans une tour centrale peut voir tous les détenus sans être vu lui-même. Selon le même principe, son frère conçoit les plans d’une usine dans laquelle les ouvriers peuvent être surveillés sans savoir s’ils le sont réellement.
Le principe repose sur le sentiment d’« omniscience invisible », de transparence totale. Sachant que l’on peut être vu, chacun se contrôle. Grâce à ce système, Jeremy Bentham imagine que les surveillants peuvent être beaucoup moins nombreux, voire même s’absenter en secret. Il propose aussi que la tour soit ouverte à « des curieux, des voyageurs, des amis ou des parents des prisonniers, des connaissances des officiers de la prison, qui surveilleront les chefs comme les chefs surveillent tous leurs subalternes ». Georges Orwell reprend cette idée dans 1984 : au cœur de sa société totalitaire fictive, les hommes vivent sous le regard de « Big Brother ». En 1975, le philosophe Michel Foucault, dans Surveiller et punir, fait du Panoptique une métaphore de la société disciplinaire. Être vu sans voir, voir sans être vu… La science-fiction, de la série Star Wars aux jeux vidéos comme Freedom war, joue à l’envi d’une vision panoptique et futuriste du monde.
Notre vie numérique fait désormais écho à la prison idéale de Bentham. Les citadins que le journaliste Guy Birenbaum a drôlement appelé « la tribu des têtes baissées » marchent le nez rivé à l’écran et sont suivis à la trace. Les traces photographiques se multiplient, entre selfies, images de bonheur et photos de plats au restaurant. Elles sont enregistrées par des serveurs à la mémoire infinie et classées par des algorithmes sophistiqués. Les vacances sont évidemment le royaume de notre vie en deux dimensions. Une voyageuse chinoise, que Jeremy Suyker a suivie pour 6Mois lors de son tour d’Europe, s’est félicitée de la guide qui choisissait « les meilleurs endroits pour les photos ». Et Corentin Fohlen, parti suivre les marcheurs sur le chemin de Compostelle, nous a raconté au retour qu’il devait chercher des angles inédits pour éviter de prendre trop d’images où les marcheurs se photographiaient entre eux.
La vie d’un adolescent européen comme celle d’un habitant de Hong Kong est désormais une suite d’images successives, de soi, du monde, de plaisirs mis en scène. Nous filmons et photographions à la fois nous-mêmes et les autres : aujourd’hui à visage découvert mais demain par simple pression sur une branche de lunettes ou un murmure imperceptible dans un micro. En 1983, Apple avait fait sensation en diffusant une publicité annonçant qu’« avec le lancement du Macintosh, 1984 ne sera pas 1984 ». C’était une illusion : le numérique ne protège pas de Big Brother mais peut le remplacer. Acxiom, la société américaine leader mondial du marketing numérique, a choisi comme slogan : « Nous vous donnons une vision à 360° de vos clients. » À la fois sujets et voyeurs, nous évoluons dans une mise en abyme digne du Panoptique.
Ancien métallurgiste en Corée du Sud, devenu professeur en Allemagne, le philosophe Byung-Chul Han est un penseur majeur de l’autre côté du Rhin. Le dernier de ses deux livres traduits en français s’appelle Dans la nuée, Réflexions sur le numérique (Actes Sud). C’est un petit diamant de 112 pages. Byung-Chul Han nous rappelle que « c’est à une attention profonde et contemplative que nous devons les productions culturelles de l’humanité ». Il nous invite à regarder et à écouter « l’oiseau de rêve ». C’est ce que nous essayons de faire à 6Mois : lever la tête, regarder le monde, les autres, l’ailleurs, et le raconter. Jugé inutile par les banques d’images ou les sites catalogues, le photojournalisme est un îlot, fragile et menacé, de la vie simple. Sans autre filtre que le regard du photographe, le monde est singulier et troublant.
Laurent Beccaria,
Patrick de Saint-Exupéry,
Marie-Pierre Subtil