Éditorial :
C'est une lettre à changer. Juste une. Mais elle vous change la vue. Partout sur la planète, et plus encore peut-être au Moyen Orient. Cette légère substitution, il faudrait s'efforcer d'y penser à chaque fois qu'on parle des réalités d'ailleurs, qu'on écrit sur le monde à grands coups d'articles pressés. Mais des articles trop définis souvent, jetant dans le même sac, d'un coup de plume ou de gueule, des gens qui n'ont rien demandé, parce qu'ils ne se ressemblent pas trait pour trait. Qui sont rarement tous d'accord entre eux, même face à d'autres, même contre d'autres. Prenez Les sunnites, par exemple. Ou Les chiites, si vous préférez. Ou Les chrétiens. Ou Les juifs, comme vous voulez. Il suffirait de préciser un peu à chaque fois. De remplacer ce "l" par un "d" moins englobant. De parler Des sunnites de telle organisation, Des chiites de telle faction, Des chrétiens de tel courant, Des juifs de tel mouvement pour approcher de plus près la réalité, au lieu de la caricaturer à gros traits. Nous cesserions ainsi de regarder les autres comme nous détesterions qu'on nous catalogue, en blocs compacts pleins d'individus indistincts, mécaniquement conditionnés par une présumée culture, une implacable sociologie ou une religion dictant leurs moindres gestes.
Bien sûr, il existe à tout moment dans des groupes humains, y compris quand ils ont une dimension religieuse, une opinion majoritaire. Alors pour aller vite, on fait le raccourci. On prend la partie la plus nombreuse pour le tout. Mais ces majorités-là sont fluctuantes, contextuelles, toujours recomposées tandis que nos formules les figent pour un temps long, très long. Un jour la plupart de sunnites pensent ceci, préfèrent cela. Sans doute. Mais demain ? Après-demain ? Est-on chiite, juif ou chrétien aujourd'hui comme on l'était hier, fût-ce dans un même pays ? Non. Y compris au Moyen-Orient où en raison de l'histoire, les individus sont souvent assignés à résidence dans leur confession par le droit et les institutions. Où être sunnite, chiite, chrétien ou juif n'est pas, ou pas seulement, un choix religieux libre, mais un statut politique qui vous colle à la carte d'identité.
Il faut rester vigilant, et même quand des formules totalisantes sont employées par l'un de ceux dont nous parlons. Il peut être sincèrement convaincu que sa propre communauté est homogène, faite toute d'une pièce, que "nous sommes comme ça". Mais il peut aussi tenter d'abuser de notre myopie, de notre paresse, de notre ignorance pour nous gagner à sa cause, nous ranger dans son camp, contre celui des "autres". Méfions-nous des articles trop définitifs.
Yann Mens, rédacteur en chef