Éditorial :
Obama venait d’être réélu. Fin 2012, nous avions titré notre numéro 4 « USA, nouvelle saison » et ouvert notre triptyque sur cette phrase du premier président afro-américain des États-Unis : « Quiconque vous dit que l’Amérique est en déclin ne sait pas de quoi il parle. » Rêves de puissance, de liberté, d’égalité, recherche du bonheur : une saison de Trump plus tard, nous avons eu envie d’interroger une nouvelle fois ce mythe américain.
Nos ordinateurs regorgent d’histoires rangées par pays, certaines envoyées par les photographes, d’autres repérées sur Internet, lors de prix ou de festivals. Celle de Bethany Mollenkof nous a saisis par sa justesse. L’Américaine raconte que quand elle arrive quelque part les gens n’imaginent pas que c’est elle « le » photographe. D’abord c’est une femme – elles représentent à peine 15 % des photoreporters ; et en plus, elle est noire. Cette fille du Tennessee, dans le Sud conservateur, s’intéresse aux Noires américaines, leur ventre, leur vie en danger : elles ont trois à quatre fois plus de risque de mourir d’une grossesse ou d’un accouchement que les Blanches. « La communauté n’est pas assez racontée, nous dit-elle. Il faut des histoires. Des histoires tout en nuances. » Ces nuances sont au cœur du projet « Geography of Poverty » du photographe de l’agence Magnum Matt Black. Six ans de travail, 160 000 kilomètres d’asphalte à travers 46 États : ce road trip en noir et blanc, exceptionnel par son ampleur, témoigne d’une pauvreté systémique, ancrée. « Mon pays, dit-il, est très différent des histoires que nous aimons nous raconter. »
Matt Black et Bethany Mollenkof, s’inscrivent dans une longue tradition de la photographie sociale américaine. Dès les années 1880, Jacob Riis publie dans le Evening Sun des photos des taudis insalubres des ouvriers du Nord – interpellé, le maire de New York fera assainir certains lieux, comme les asiles de nuit. En 1910, Lewis Hine enquête sur les conditions de travail des enfants.
Ses images indignent le pays, une loi pour la protection de l’enfance est votée. Durant la Grande Dépression qui suit le crash de 1929, la Farm Security Administration, organisme d’État chargé d’aider les fermiers les plus pauvres, envoie des photographes dresser un portrait de l’Amérique en crise. Le but : convaincre de l’utilité des réformes du président Franklin Roosevelt. Parmi eux, des grands noms – Walker Evans, Russell Lee, Arthur Rothstein, Ben Shahn, Dorothea Lange, célèbre pour sa photo de la « mère migrante », ou encore Gordon Parks, l’un des premiers photographes noirs à user de son objectif comme d’une arme pour dénoncer la ségrégation sociale, et raciale.
Autre époque, près d’un siècle plus tard, c’est une vidéo, tournée par une adolescente, qui révèle l’indicible. George Floyd, Afro-Américain de 46 ans, étouffe au bout de huit longues minutes sous le genou d’un policier. « Le racisme n’est pas en train d’empirer, il est juste enfin filmé », prévenait l’acteur noir Will Smith en 2016. Les chiffres qui affluent des États-Unis embrasés par la colère semblent irréels : les Noirs ont 2,5 fois plus de probabilité d’être abattus par la police que les Blancs ; un Noir sur trois né aujourd’hui risque la prison, pour un Blanc sur dix-sept. Alors que nous bouclions ce numéro, les images de Bethany résonnaient d’un coup. Elle dit qu’elle « fabrique des archives. Les archives sur les femmes et les personnes de couleur ». C’est la force des projets au long cours : leurs histoires font déjà mémoire •
Léna Mauger