Réalisation de la cartographie de ce nouveau numéro de XXI.
Illustration : couverture du n°30 (Printemps 2015) de la revue XXI
Éditorial :
Au Royaume-Uni, le quotidien The Daily Telegraph est une institution depuis 1855. Début 2015, l’un de ses éditorialistes politiques, Peter Oborne, a jeté un joli pavé dans la mare, en publiant sur le site Opendemocracy un récit sobre et terrible à la fois sur les moeurs de notre métier.
Son témoignage commence par une déclaration d’amour : « Mon grand-père, le colonel Oborne, était un lecteur du “Telegraph”. Il le lisait chaque matin attentivement en dégustant ses oeufs au bacon. Je pensais souvent à lui en écrivant mes articles. » L’histoire qu’il raconte commence comme tant d’autres en Occident : la chute des ventes (un demi-million d’acheteurs chaque jour quand même !), la panique des propriétaires, les vagues de licenciements, le remplacement de la rédaction en chef et l’essor de « la culture du clic », sans vergogne ni vérification.
Mais la suite est plus singulière. Peter Oborne évoque sa difficulté à faire paraître un article – qui sera in fine refusé –, à propos de la fermeture unilatérale par HSBC de comptes de Britanniques musulmans. Son trouble augmente quelques mois plus tard en constatant le traitement a minima, « en page 5 de la section “Affaires” du “Telegraph” », d’un autre dossier gênant pour HSBC. Puis ce sera le voile pudique posé par le quotidien sur les manifestations à Hongkong, le centre névralgique de la banque et son fief historique. Là-bas, HSBC est partout, en affiche dans les couloirs de métro et en logo à chaque coin de rue. Le « service minimum » du quotidien précède une tribune offerte à l’ambassadeur de Chine et un supplément lucratif, intitulé « China Watch »…
Osborne continue sa litanie de bizarreries éditoriales, dont la répétition ne laisse guère de doute sur la nature des pressions exercées. Ses chefs finissent par lui avouer qu’il leur est impossible de froisser l’un des plus gros annonceurs du titre. L’éditorialiste dresse alors la liste de ces impasses au directeur du journal, et met en copie le fils des propriétaires, Aidan Barclay.
Héritier de l’une des quarante plus grandes fortunes du royaume, M. Barclay en personne le reçoit avec une grande courtoisie, lui offre une tasse de thé et lui propose de se mettre à l’aise. Il le couvre d’éloges mais sans bouger d’un pouce, faisant mine de s’étonner de ce malentendu. L’understandment britannique n’est pas un mythe et la scène pourrait se glisser chez John le Carré.
Le conflit ouvert se termine par la démission de l’éditorialiste, avant que les listings d’HSBC sur les titulaires de comptes en Suisse non déclarés au fisc ne fassent la Une de la presse européenne. Évidemment, le vénérable quotidien se tait – ou presque. Peter Osborne se fait cruel : « Vous aviez besoin d’un microscope pour trouver le traitement de l’affaire par le “Telegraph” : lundi, rien ; mardi, six petits paragraphes en bas à gauche de la page 2 ; mercredi, sept paragraphes enfouis dans les pages “Entreprises”. »
Un silence contraint. HSBC pèse 50 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 14 milliards d’euros de résultat net et des centaines de millions d’investissements publicitaires. Peter Osborne s’insurge : « Nos lecteurs sont intelligents et sensibles. Si les priorités publicitaires priment sur les choix éditoriaux, comment peuvent-ils continuer à nous faire confiance ? La couverture de l’affaire HSBC est une fraude vis-à-vis d’eux. Le journal a mis ses intérêts au-dessus de son devoir d’informer. Quand j’ai posé à la direction du “Telegraph” des questions détaillées au sujet de ses relations avec les annonceurs, j’ai reçu la réponse suivante : “Vos questions sont pleines d’inexactitudes, et nous n’avons donc pas l’intention d’y répondre”. »
Osborne n’est pas un activiste. C’est un conservateur bon teint, auteur d’une enquête fouillée sur le spin doctor de Tony Blair, Alastair Campbell, incarnation à ses yeux de « l’émergence d’une classe médiatique ». Son récit nous invite à ne pas regarder la paille dans l’oeil du voisin, sans voir la poutre dans le nôtre. Qui racontera les arrangements en coulisse avec Total, Axa, la Société générale, BNP Paribas, Areva ou LVMH ? Qui peut croire que les plus grandes fortunes françaises achètent des titres déficitaires par amour de la presse ? Qui peut imaginer que les médias sont indifférents aux intérêts de leurs sponsors quand ils acceptent des « contenus partenaires » ou des suppléments dédiés aux marques ?
Grâce à votre fidélité, nous n’avons pas à affronter ces dilemmes. Ce numéro de XXI est la trentième livraison de 210 pages de journalisme.
Et seulement de journalisme.
Laurent Beccaria et Patrick de Saint-Exupéry