Éditorial :
Le même jour, à la fin des vacances d’été, un chiffre a frappé les esprits de part et d’autre des Pyrénées. Trois millions d’euros. En France, c’est la somme que deux auteurs d’une enquête sur le Maroc, Éric Laurent et Catherine Graciet, auraient demandée pour renoncer à la parution d’un livre sur le régime de Mohammed VI. Après négociations, la lettre-accord, rédigée et signée de la main des deux journalistes, a réduit la somme à deux millions. L’histoire attriste tous ceux qui portent une certaine idée de ce métier. « Sortir d’un rendez-vous avec une enveloppe bourrée de billets, en échange d’un renoncement écrit à la publication d’une enquête : quel journaliste normalement constitué ne peut frémir à la seule idée de cette scène ? », a noté Daniel Schneidermann d’Arrêt sur images. Éric Laurent s’est défendu au micro de RTL : « C’est une transaction privée […] Je n’ai pas de leçon à recevoir en matière de déontologie » (sic).
À l’inverse, en Espagne, la somme de trois millions d’euros a suscité l’espoir. Avec sa campagne de « crowdfunding » (un appel au financement de projet sur le Web), le futur site d’information El Español a battu tous les records mondiaux dans le secteur des médias : plus de 3,5 millions d’euros récoltés en six mois.
Le projet d’El Español est résumé en quelques mots sous leur logo : « Universel. Indépendant. Combatif. Pluraliste. Innovant. Bienveillant. C’est le vôtre. » Leur site provisoire est un modèle de transparence. L’équipe rend chaque jour des comptes à ses lecteurs : elle dialogue, filme et raconte ce qu’elle construit, à ciel ouvert. XXI tire son chapeau à ce futur confrère : il apporte un courant d’air frais dans un métier déboussolé.
À la tête d’El Español, on retrouve un sacré caractère : Pedro José Ramírez. 67 ans. Classé au centre droit (c’est un ami de Valéry Giscard d’Estaing) et passionné par la Révolution française (il a écrit un livre de plus de mille pages traduit en français sous le titre Le Coup d’État aux éditions Vendémiaire), il connaît l’importance et le coût de l’indépendance.
Cofondateur du quotidien El Mundo (l’équivalent du Figaro), il a longtemps ferraillé avec le gouvernement socialiste de Felipe Gonzáles dans les années 1990. Mois après mois, le quotidien dénonçait la corruption de l’équipe au pouvoir et ses compromissions dans la lutte contre le terrorisme basque. Les dirigeants socialistes essayèrent d’abattre le journaliste en montant contre lui un scandale sexuel. Comme dans un film d’Hollywood, dix-huit cassettes furent envoyées anonymement à toutes les rédactions. Elles montraient ses ébats un peu salés, pour le discréditer. La manipulation a tourné court et les instigateurs de cette affaire furent lourdement condamnés à de la prison ferme par les tribunaux.
Revenue aux affaires, c’est paradoxalement la droite qui a eu raison du journaliste. Pedro José Ramírez a d’abord publié des documents montrant les rétributions occultes attribuées aux dirigeants conservateurs du Parti populaire, dont le chef du gouvernement lui-même, Mariano Rajoy. Puis El Mundo a révélé la corruption d’Iñaki Urdangarin, le gendre du roi. Le journaliste a raconté la suite au site français Nonfiction : « Notre interview de la maîtresse du roi d’Espagne, elle-même liée aux activités d’Urdangarin, nous a attiré les foudres du pouvoir. Les revenus engendrés par la publicité se sont effondrés. Jusque-là, nous étions au niveau de nos concurrents, mais soudain nous sommes descendus plus bas que terre, moins 57 % en un semestre ! Il a fallu attendre mon éviction pour que les affaires reprennent, à cause de la connexion endogame entre des partis politiques et de grandes entreprises. »
Pedro José Ramírez est un homme libre. Il a salué le soutien spectaculaire des lecteurs : « Ces milliers de nouveaux actionnaires vont nous permettre de rester en contact avec la réalité. Et aucun pouvoir ne pourra nous dompter. » Bien des journalistes se reconnaîtront dans sa profession de foi : « Les cyniques ne peuvent pas être journalistes. Pour être un bon journaliste, il faut essayer d’être une bonne personne, à part entière, refuser la paresse, l’ennui, les sentiers battus. Et venir tous les jours à la rédaction en étant prêt à prendre du plaisir. »
Avouons-le, nous avons pris beaucoup de plaisir à bâtir ce numéro. Cette indépendance, dont vous nous faites le cadeau depuis huit ans, donne des ailes. Elle nous permet de poser un regard simple sur les choses et les êtres, qu’ils soient le patron du Medef ou les ouvriers d’une Scop, comme dans ce numéro d’automne. Grâce à vous, nous pouvons envoyer des auteurs au Congo, en Crimée, en Californie aussi librement qu’à Caen. Et c’est cette indépendance surtout qui vous permet de lire XXI sans soupçonner on ne sait quels calcul occulte, dessous-de-table ou petits arrangements entre amis.
Laurent Beccaria et Patrick de Saint-Exupéry
Site internet de la Revue XXI : http://www.revue21.fr/tous_les_numeros#n-32